Le théâtre, c'est quelqu'un qui prend des objets
qui ne sont pas faits pour lui, et les met à la scène.
En scène, plutôt.
Antoine Vitez
Lors des présentations des "Tentatives" d’Humanus Gruppo en janvier 2003 nous avons expérimenté beaucoup de manières de poser des questions sur une scène de théâtre. Nous avons, entre autres, joué l'entretien que Thomas Bernhardt avait accordé à Katia Fleischmann puis publié. Le dispositif, très simple, mais très précis, dans lequel nous jouions cet entretien, et le rapport au public que cela avait engendré nous a intéressé.
On envisage de reprendre le procédé et d’enfoncer le clou.
On envisage une série de soirées où nous jouerions des entretiens donnés par un créateur au sens large : artiste, écrivain, scientifique, philosophe.
Des créateurs qui nous intéressent, dont le travail nous intéresse, dont la parole nous étonne parce qu'elle aussi est créatrice.
L'entretien n'est pas une matière théâtrale, ce n'est pas une pièce de théâtre, pourtant c'est une matière publique : deux personnes se mettent en scène dans leur désir d'être écoutées, (lues, vues) par une communauté qu'ils ne connaissent pas, par un public. Ce dialogue n'est pas une simple conversation à deux puisqu'à travers l'autre ils s'adressent à tous les autres.
Comment choisir un entretien ? Nous nous sommes rendus compte que nous ne retenons pas les entretiens qui restent dans le domaine de la pédagogie de l'art, de la vulgarisation scientifique ou de la biographie historique. Il ne s'agit pas seulement d'apprendre quelque chose et de le transmettre : on souhaite rencontrer une pensée en acte. Ceux qui retiennent notre attention sont ceux au cours desquels les "parleurs" sont présents à leur parole. Ils sont là avec tout leur être et pas seulement comme spécialistes de quelque chose. Nous nous attachons à des gens dont la parole est prise dans le mouvement de création et de recherche qui les porte.
Ainsi nous "rencontrons" Françoise Dolto, John Cassavetes, Louise Bourgeois, Jean Genet, Jean Oury (et bien d'autres).
Nous sommes constitués en groupe, la question de la multiplicité des points de vue et des angles d'attaque est au cœur de notre recherche. De plus, nous voulons expérimenter des rapports (des adresses) au public différents. Nous ferons donc trois modules (pouvant aller de 45 minutes à 1h15 selon la matière traitée).Nous retenons, pour commencer, l'Autoportrait d'une psychanalyste de Françoise Dolto (entretien transcrit) que nous monterons avec des extraits de l'émission "Apostrophes" qui lui est consacrée. Nous choisissons également 3 entretiens filmés donnés par John Cassavetes ou à propos de lui. Nous hésitons encore pour le 3éme entretien (enregistré et radiodiffusé): Vladimir Jankelevitch, Louise Bourgeois, Luc Moullet, Andy Goldsworthy, Jacques Brel, Maria Callas, Albert Spaggiari ?
Quelles formes allons-nous inventer pour "recréér" ces paroles ? Quel rapport au public et au plateau nous feront-ils expérimenter et désirer? Nous partirons de chaque matière pour construire des dispositifs d'énonciation et de jeu qui nous paraissent à la fois simples et riches. Nous prendrons aussi en compte la forme (le support) via lesquels les entretiens nous sont parvenus (écrit, film, enregistrement audio…)
Nous choisirons parmi les multiples outils poétiques et ludiques que le théâtre nous offre : prise en charge chorale d'une parole, imitation, ou pas, de la personne dont nous mettons en scène la parole, adresse simple et "réaliste" à l'"intevieweur, ou au public, restitution de la parole reçue via une oreillette, jeu avec le document d'origine, transposition des "pauses" de l'enregistrement, présence ou absence de l'intervieweur, voix "off" de l'interviewé…
Enfin, nous jouons avec la distanciation : si l'acteur incarne pleinement la parole, il n'incarne pas la personne qui a prononcé cette parole : il joue avec. Nous procédons de cette manière quand nous jouons des pièces de théâtre : nous ne "sommes" pas le personnage. A fortiori, pour les entretiens, nous ne "sommes" pas cette personne réelle qui a donné l'entretien.